À L’ORIGINE

C’est lors d’une aventure spontanée au cœur du vignoble nantais que m’est apparue l’évidence de la proximité.
Des villageois, que nous n’aurions certainement jamais pu attirer dans aucune salle dédiée aux musiques improvisées, ont alors assisté à une sorte de concert inattendu. Une création musicale de l’instant par deux musiciens maîtrisant l’écoute, la réactivité, le sens de la forme, l’émission des sons, sans aucune convention de départ.
Nous jouions dans une caravane : le public avait quasiment les instruments sur les genoux. Par groupe de 10 personnes, toutes les 10 minutes, ces séances se sont succédées. À l’intérieur, une concentration naturelle et intense. Dehors, une pluie de questions dans une ambiance conviviale et détendue.
Ce jour là, il n’a pas été question de jazz ou de musiques improvisées, de telle ou telle référence idiomatique. Nous avons parlé musique, tous ensemble.

UN LABEL, UNE FABRIQUE, UN QUARTIER

Nous avons créé le label Yolk en 1999 avec Alban Darche et Jean-Louis Pommier, poussés par l’envie et le besoin de nous doter d’une base pour nos activités musicales. En 2010, la ville de Nantes décide de soutenir ce modèle alternatif d’édition discographique en proposant à Yolk d’être partie prenante de la première « Fabrique » artistique de la ville, dans une ancienne école du quartier des Dervallières. Participer au projet « Fabrique », c’était vouloir ne pas s’enfermer dans le bâtiment.
J’ai alors entamé un questionnement sur ma présence en tant qu’artiste au sein du quartier. Ici, pas de club de jazz, pas de festival de jazz, pas d’école de jazz… Où et comment transmettre ma passion à un public sans repères ? Comment donner des clés, ouvrir les portes, faire découvrir qui sont les jazzmen de la Fabrique et donner envie de les écouter ?
« 1 salon, 2 musiciens » est une réponse. Une réponse musicale et citoyenne à de ridicules questions d ’étiquettes, celles qui classent et séparent les musiques, les musiciens et, bien sûr, les publics.

1 SALON 2 MUSICIENS

Entre 2013 et 2015, j’ai donc rassemblé des habitants et des associations des Dervallières, des musiciens, une photographe et des acteurs de différents secteurs (universitaires, animateurs, agents des services de la ville, enseignants…). Objectif : un cycle de 20 rencontres chez l’habitant, dans les salons d’appartements du quartier.
Les portes ne s’ouvrent pas toutes seules. Il ne faut pas croire que l’on goûte facilement à l’inconnu.
Les choses démarrent lentement. Quelques habitants deviennent moteurs ; l’équipe de quartier, les animateurs des associations s’y impliquent. Les collectivités financent la totalité du projet (environ 20 000 €).

Le dispositif est simple. Je m’installe avec un musicien chez une personne ou dans une association (qui aménagera alors un espace salon). Nous jouons pour leurs invités, en alternant musique et temps de parole. En faisant le pari que, dans l’hyper proximité de la pièce, grâce aux simples phénomènes acoustiques, grâce aussi à la dimension humaine dont l’hôte du Salon se porte garant, il est possible d’aller au-delà des préjugés et des réflexes de consommation de la musique, sur le jazz en général et sur l’improvisation en particulier.
J’interroge le public sur la musique, en retour, il nous pose toutes les questions qu’il veut. Le sujet de l’improvisation totale n’arrive que progressivement et provoque souvent une grande surprise (« Du coup, c’est inclassable ce que vous faites ! ») et déclenche de nombreuses questions. À partir de là, chaque séquence de jeu est écoutée avec une oreille nouvelle et une perception différente.

LES YEUX, LA BOUCHE ET LES OREILLES

Plutôt que de réunir un maximum de monde autour d’un concert, c’est la qualité de l’émotion que j’ai mise au cœur de l’action. Des vibrations sonores, de l’inconnu, de la concentration et de la curiosité : à vingt reprises, ces salons d’appartements privés ou ces espaces associatifs transformés en pièce de vie confortable et chaleureuse, ont changé pour un moment de configuration et de fonction.

Rassemblés pour enclencher des liens humains et apporter la (re)connaissance d’une pratique, les acteurs des Salons construisent ensemble la marche qui manque souvent lorsque l’on traite d’art, d’exigence, d’abstraction.
Chacun choisit sa place et peut prendre part à cet ouvrage.
C’était mon souhait : rendre le contexte plus léger, pour qu’il soit facile d’aborder le fond des choses.
Le plus simple me concernant était de rester musicien, et surtout à l’endroit de ma passion dans la musique, dans une quête de liberté, là où je dois m’adapter à l’autre en permanence. C’est la grande beauté du jazz et de l’impro.

UN AUTRE POSSIBLE

Avec l’édition de ce coffret, cette première expérience arrive à son terme.
20 salons, accueillis par des hôtes ponctuellement transformés en organisateurs, qui ont fait circuler le son et le sens.
20 salons de musique, avec chacun leur identité, leur décor, leurs hôtes, leur public et leur acoustique. Au final, environ 300 personnes touchées par 20 duos d’improvisateurs.
Impliquant des improvisateurs de grand talent, ces Salons ont été et restent un projet artistique stimulant (En parallèle, cette action se développe à Tours où je suis « artiste associé » au Petit Faucheux. Les mêmes résultats s’y dessinent).
Le terrain de jeu paraît inhabituel, mais nous jouons avec le même investissement dans un salon d’appartement aux Dervallières à Nantes, dans un foyer d’accueil d’urgence à Tours, dans une maison de retraite ou sur une scène de festival à Berlin, Budapest ou Bamako.
Le jazz est mort…, musique pour musiciens…, musique d’ascenseur…, public vieillissant… : depuis des décennies, avec la bénédiction du modèle industriel et médiatique dominant, les improvisateurs et le jazz sont caricaturés. Les Salons démontrent qu’en soignant le contexte, chacun peut s’échapper des formats, accepter l’imprévu et apprécier des émotions nouvelles.
Il n’y a jamais eu autant de musiciens de jazz en France (il y en a forcément un(e) très bon(ne) près de chez vous). Mais ces musiciens sont isolés dans un réseau qui se spécialise toujours plus. L’expérience des Salons, c’est un autre possible qui se dessine. Chacun sort de sa bulle professionnelle ou personnelle en conservant son identité, un autre futur se construit.

Sébastien Boisseau